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Et nous voilà comme sur une plaine assombrie
Parsemée de bruits confus de combats et de fuites précipitées
Matthew Arnold, La Plage de Douvres.
L’Orbiteur retenait le nez de la nef spatiale dans un large collier plat de plastacier. Les deux corps cylindriques tournaient de conserve sur leurs axes longitudinaux. Bientôt, le collier glisserait et demeurerait en orbite autour de Pandore tandis que la nef spatiale irait explorer les replis sombres de l’univers, pilotée par un N.P.O., un cerveau humain réduit à sa plus simple expression.
Les Noyaux psycho-organiques possédaient un net avantage sur les systèmes de navigation mécaniques. La chose avait été clairement établie depuis très longtemps par les expérimentateurs de Lunabase. La navigation spatiale sur tous les plans exigeait des facultés subtiles de discrimination et d’abstraction qu’un simple mécanisme électronique ne pouvait avoir. Le cerveau dépouillé, désincarné, prenait plaisir, si ce que l’on disait était vrai, à calculer les routes les plus impossibles. Et il y avait un moyen de faire pression sur lui qui n’existait pas dans le cas des machines. Le N.P.O. avait besoin de conserver son poste pour survivre.
Ce N.P.O. particulier que les techs s’apprêtaient à brancher, Alyssa Marsh n° 6, ne ressentait ni douleur ni plaisir physique tandis que les microlasers soudaient les connexions nécessaires. Alyssa Marsh avait étudié l’astronavigation à Lunabase et elle avait eu un enfant l’année après l’arrivée à Pandore. Elle avait laissé croire à Flatterie que cet enfant était mort au cours d’un séisme et elle s’était passionnément lancée dans l’étude du varech. Son corps avait été détruit lors d’un accident dans une station sous-marine, mais Flatterie avait fait en sorte que son cerveau désormais muet continue à vivre.
Bientôt Alyssa Marsh ne serait plus condamnée au silence. Bientôt son cerveau retrouverait un corps qu’il pourrait déplacer. La nef spatiale Nietzsche. Elle assurerait la navigation tout en ayant conscience de la différence entre capacité et désir ainsi que de la nécessité des rêves. Actuellement, elle était rangée, asexuée, derrière une double porte étanche, en train de rêver qu’elle participait à un banquet offert par Flatterie et où elle était à la fois l’invitée d’honneur et le plat de résistance.
Nano Macintosh avait rassemblé ses hommes derrière la double porte et essaya, une fois de plus, d’entrer en contact avec le capitaine Brood. Il n’y eut pas de réponse de la chambre du N.P.O. Trois moniteurs sur quatre étaient hors service, mais celui qui fonctionnait encore affichait une vue plongeante de la main aux longs doigts spécialisés d’un neurotech en train de sonder la résille protectrice qui entourait ce qui restait d’Alyssa Marsh.
— Le branchement n’est prévu que pour la semaine prochaine, s’étonna quelqu’un. Que se passe-t-il là-dedans ?
Le canon d’un laser apparut sur l’écran, pointé dans la direction du tech. Les longs doigts agiles se figèrent puis remontèrent de la résille vers le haut de l’écran et disparurent du champ.
— Ce crétin ferait bien de ranger son arme, fit une autre voix traînante, ou nous allons tous être transformés en poussière cosmique.
— Laissez cette arme, capitaine, ordonna Macintosh. Il y a un gros danger d’explosion.
— Brood est mort, craqueta une voix jeune et apeurée. Puisse Nef l’accepter en son sein. Puisse Nef nous pardonner et nous accepter tous.
Le canon du laser se tourna vers l’écran et il y eut un éclair tandis que le dernier moniteur rendait l’âme. Béatriz tira Mack par la manche.
— C’est un Ilien, dit-elle. Un adepte de l’ancienne religion, comme ma famille. Ils pensent que ce projet de créer un vaisseau à la ressemblance de Nef est un blasphème. Que le N.P.O. a le droit de mourir parce qu’il – ou plutôt elle – est humaine et qu’elle est maintenue ici en esclavage contre son gré.
Macintosh couvrit l’interphone avec sa main avant de répondre :
— Je ne suis pas si certain que Brood soit mort. Ce serait trop beau. Et pourquoi tirer sur le moniteur et non sur le N.P.O, dans ce cas ? Tu es îlienne. Parle-lui. Essaie de jouer sur la religion, si tu peux. Propose-lui de faire une déclaration à l’antenne, si c’est ce qu’il veut. Mes hommes t’aideront à tout préparer.
— Où vas-tu ?
Il vit la peur atroce, dans ses yeux, à l’idée qu’il allait la laisser toute seule.
Que lui ont-ils fait ? se demanda-t-il.
Il lui agrippa les épaules tandis que ses hommes se laissaient flotter dans le couloir en affectant de ne pas voir leurs démonstrations d’affection.
— Spud et moi nous connaissons quelques accès qui ne figurent pas sur les plans de cet Orbiteur, dit-il.
Elle le serra contre lui, aussi fort que leurs combinaisons pressurisées le permettaient.
— Je supporterais n’importe quoi, mais pas de te perdre, dit-elle. Je sais que je me donne en spectacle devant tes hommes, mais il fallait que je te le dise.
— Je suis content que tu l’aies fait, lui dit Macintosh en souriant. Il l’embrassa malgré les raclements de gorge, les toussotements gênés et les gloussements de son équipage.
— Le premier maître Hubbard va rester ici avec toi pendant que ses hommes ratissent le secteur, reprit-il. Si tes estimations sont exactes, nous n’avons pas encore retrouvé tous les hommes de Brood. J’ai l’impression qu’il nous prépare un mauvais coup.
Esquissant un salut à l’adresse du premier maître, Macintosh se propulsa en direction du Contrôle des Courants à l’aide du réservoir d’air comprimé de son scaphandre.